Patrimoine commun
Tout innovateur, et en fait chacun de nous, doit aujourd’hui se demander s’il se place dans l’économie de prédation ou dans l’économie de paix.
Thierry Crouzet, écrivain et blogueur
Introduction à l’économie de paix
Le médecin suisse Didier Pittet, inventeur avec le pharmacien William Griffith de la solution hydro-alcoolique de désinfection des mains, choisit de ne pas déposer de brevet sur la formule de ce gel afin qu’il puisse se diffuser ainsi à grande échelle et à moindre coût. Par cette décision, et en donnant la recette de cette solution à l'OMS, l’usage de cette solution s’est répandu dans les hôpitaux partout dans le monde, y compris dans les pays du Sud, en permettant de lutter contre les maladies nosocomiales et de sauver des millions de vies tous les ans. Un résultat qui n’aurait pu être atteint si la formule avait été brevetée et exploitée par un laboratoire pharmaceutique avec une exclusivité.
L’acte de don n’est pas un geste anti-économique. Au contraire, il permet l’avènement d’une nouvelle économie, refondée sur des principes qui remplacent la compétition par la coopération et la recherche du profit par des valeurs à atteindre.
Les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent aujourd’hui la solution hydro-alcoolique inventée par Didier Pittet ont une activité économique liée à la vente du produit, mais ils se sont également rassemblés en un consortium destiné à promouvoir l’hygiène des mains pour sauver des vies. La mise en partage de la ressource alimente donc un cercle vertueux, dont le livre de Crouzet, publié en CC et traduit en six langues avec le soutien de ce consortium, est aussi une manifestation directe.
Le partage de la connaissance sous licences ouvertes est par ailleurs une forme de protection de notre patrimoine informationnel commun contre les enclosures potentielles, qu’elles proviennent du marché autant des États.
D'après l'article de Lionel Maurel du 14 juin 2014, Du brevet comme arme de guerre au don comme acte de paix.
Anthologie des actes de don
Tableau par Sylvia Fredriksson depuis l'article Du brevet comme arme de guerre au don comme acte de paix (Lionel Maurel, 14 Juin 2014)
Qui
Quand
Quoi
Impact
Elon Musk (Tesla)
2014
Une partie des brevets de Tesla, fabricant de voitures électriques, sont accessibles.
Innovation dans le secteur des voitures électriques favorisant leur développement au niveau mondial.
Didier Pittet
1995
Adoption accélérée et mondiale dans les hôpitaux. Amélioration de la lutte contre les maladies nosocomiales.
1993
Invention des technologies à la base du web mise dans le domaine public.
1955
Invention du vaccin contre la polio mis dans le domaine public.
Pour financer ses recherches, Marie Curie préféra recourir à des souscriptions, ce qui en fait une des précurseurs du crowdfunding.
Louis Daguerre
1839
Vers une économie des communs ?
La mise sous dépendance par la dépossession est au principe des formes modernes de domination, alors il n’y a rien d’étonnant à ce que la dépossession caractérise, comme le notait Simone Weil en 1934, le pouvoir à l’ère industrielle.
Aurélien Berlan, Pouvoir et dépendance (2016)
Les débuts du capitalisme ont supposé une vaste offensive contre toutes les formes d’autonomie des classes populaires, une expropriation des terres, des corps et des savoirs.
Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, éd. Entremonde, Genève et Paris (2013)
Les communs, et plus particulièrement la production entre pairs basée sur les communs, sont souvent décrits comme un modèle alternatif à la gestion par l’Etat ou le marché. Les communs désignent des ressources gérées par une communauté, qui en définit les droits d'usage, organise son propre mode de gouvernance et les défend contre les risques d'enclosure. Il peut s'agir d'une communauté locale gérant une ressource matérielle (ex : un jardin partagé) ou d'une communauté globale gérant une ressource immatérielle (ex : Wikipédia). Cette notion, qui s’inscrit dans l’histoire longue des « communaux » se retrouve réactivée par le numérique. En effet, ici, l’effondrement des coûts de transaction ne mène plus seulement à une externalisation par le marché et la sortie du salariat, mais aussi à l’apparition d’un mode de production et de gestion de ressources en dehors des régimes classiques de propriété, qui privilégie la valeur d’usage des ressources (l’intérêt pour les individus et les collectivités) plutôt que leur valeur d’échange (leur monétisation en fonction de leur rareté, définie par l’équilibre entre offre et demande).
Extrait du rapport «Travail emploi numérique : les nouvelles trajectoires» du Conseil national du numérique a remis le 6 janvier 2016 à M. El Khomri, Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du dialogue social.
Plusieurs problématiques ont émergé avec ce « retours des communs »
Tout d’abord celle de l’articulation avec des régimes de propriété traditionnelle, notamment de la propriété intellectuelle. Les communs consistent en des formes de partage et de distribution inédits des attributs du droit de propriété où peuvent se retrouver différents degrés d’exclusivité des droits (droits d’accès, d’usage, de prélèvement ou d’exploitation). La contradiction entre les modes de diffusion et de réutilisation des œuvres de l’esprit produits par des pairs dans une logique de communs et le droit d’auteur a ainsi abouti au développement de solutions contractuelles innovantes (logiciel libre, licences Creative Commons). Cette forme de gratuité coopérative basée sur la contribution et le partage rassemble de nombreuses communautés d’échange et crée une nouvelle forme de richesse, aussi bien économique que sociale.
L’inscription des communs dans le champ économique soulève des interrogations quant à la pérennité de certains modèles, qui dépendent d’un financement ou de contributions extérieurs et qui restent vulnérables face à la captation par de grands acteurs. Certaines solutions contractuelles tentent ainsi de favoriser, au-delà de la libre réutilisation, une forme de responsabilité des utilisateurs des ressources communes. Les licences “share-alike” permettent par exemple aux auteurs d’imposer que le partage de leurs créations se fassent dans les mêmes conditions que le partage initial et ainsi d’entraîner une forme de viralité dans la diffusion ouverte d’une œuvre. D’autres licences visent plus explicitement le risque d’appropriation ou de captation prédatrice par le secteur commercial. Certaines tentent ainsi d’établir un mécanisme de réversion dès lors qu’une organisation capitaliste fait usage d’une ressource en commun (Peer Production Licence & Reciprocity Licence). En outre, certains auteurs se prononcent en faveur d’une protection des communs qui ne serait plus seulement contractuelle, et militent pour une inscription positive d’un “domaine commun” dans la loi, ou encore pour la création d’une nouvelle forme d’association, avec un régime associé de protection contre les “abus de biens communs”.
Pour Michel Bauwens, ces mécanismes doivent permettre le développement d’une véritable alternative au système du salariat, et plus largement au capitalisme, par le développement d’une “véritable contre-économie éthique et coopérative”, qui n’est pas focalisée sur l’accumulation du capital et l’externalisation des coûts sociaux et environnementaux, mais sur un marché essentiellement basé sur la réciprocité. La multiplication des communs mènerait alors selon lui à une accumulation de ressources communes qui permettrait une production indépendante du champ de la rationalité économique, où l’on peut assurer sa subsistance à travers la contribution, sous condition du développement d’une infrastructure appuyée par des mécanismes de rétribution, par exemple des licences d’utilisation, mais aussi des monnaies alternatives - voire des solutions technologiques comme la blockchain. D’autres auteurs ont d’avantage articulé la question de la rémunération des contributeurs aux communs avec la création d’un revenu de base ou contributif.
Petit manuel de licences
Les licences ont pour objectif de libérer une production (matérielle ou immatérielle). Pour ce faire, tel un contrat, elles intègrent et définissent les règles d’utilisation, de diffusion et de modification de l’œuvre ou la production en question entre son “auteur” et un “usager” (ou contractant). Elles font appel à deux notions fondamentales, questionnées au prisme des licences libres, que sont la propriété et l’usage.
Au contraire du brevet ou du droit d’auteur, qui ont pour objectif de protéger une production (qu’elle soit matérielle ou immatérielle) de manière exclusive, la licence donne le droit de ne pas exclure l’usager de tout ou partie des champs d’usage d’une production. Un brevet peut faire l’objet d’une licence.
Une licence libre s’applique à une production et par laquelle l’auteur concède tout ou une partie des droits, que lui confère par exemple le droit d'auteur, en laissant au minimum quatre droits considérés fondamentaux aux usagers : les 4 libertés.
Liberté 0 : La liberté d'utiliser le logiciel, pour quelque usage que ce soit.
Liberté 1 : La liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de l'adapter à vos propres besoins. (L'accès au code source est une condition pour tout ceci).
Liberté 2 : La liberté de redistribuer des copies de façon à pouvoir aider votre voisin.
Liberté 3 : La liberté d'améliorer le programme, et de diffuser vos améliorations au public, de façon à ce que l'ensemble de la communauté en tire avantage. L'accès au code source est une condition pour tout ceci.
Ces libertés peuvent être soumises à conditions, notamment l'application systématique de la même licence, ou d'une licence prodiguant les mêmes droits aux utilisateurs, aux copies de l'œuvre et aux œuvres dérivées : un principe nommé “copyleft”. Le “copyleft” donne l’autorisation d'utiliser, d'étudier, de modifier et de diffuser son œuvre, dans la mesure où cette même autorisation reste préservée. Autrement dit, les nouvelles créations réalisées à partir d'œuvres sous copyleft héritent de fait de ce statut de copyleft : ainsi, ce type de licence permet un partage de la création ou de la connaissance, comme bien commun, qui permet aux œuvres culturelles d'être développées librement (Wikipédia, Copyleft).
Elles peuvent par ailleurs être soumises à des conditions qui restreignent plus fortement l’usage (comme les licences avec clauses “Non-Commerciale” ou “Non-Disclosure” par exemple), faisant perdre à ces licences leur caractère “libre” pour prendre celui plus limité de “libre diffusion” uniquement.
Enfin, d’autres formes de licences émergent, hybridant les 4 libertés composant les licences libres en y intégrant des éléments de réciprocité afin de pallier la spoliation de communs à des fins de purs profits financiers : c’est le principe du “copyfair”.
Le “copyfair” est une typologie de licence ou de contrat dont l’objectif est de réintroduire le principe et la pratique de la réciprocité au sein de marchés tirant profit de connaissances mutalisées (communs) en régulant les contribution à ces communs pour ceux qui le commercialisent (CopyFair License, P2PF Wiki). Autrement dit, il s’agit d’assurer de justes conditions de création et de distribution de valeur en s’assurant que la valeur des communs produits n’est pas extraite sans réciprocité. Elle repose sur la base d’une licence libre tout en restreignant la lucrativité tirée du commun sans contribution à un cadre de réciprocité obligatoire et contractuel.
Il existe plus d’une quarantaine de licences dites libres dont une dizaine dites copyleft, rayonnant sur 3 grands champs de production :
les œuvres et documents tels que les photos, cartes, textes, vidéos et autres productions multimédias et/ou artistiques;
les logiciels;
le matériel.
Les licences ont des domaines d’application privilégiés, même si, à l’usage, telle ou telle licence peut se retrouver dans d’autres cadres.
Les licences “Créatives Commons” et la Licence Art Libre se trouvent être principalement adaptées au œuvres et documents tels que les photos, cartes, textes, vidéos et autres productions multimédias et/ou artistiques.
Si le système des licences Creative Commons se basent sur plusieurs paramètres binaires (commercial / non commercial (NC); modifiable / non modifiable (ND); licences des créations dérivées au choix du créateur final / créations dérivées à partager selon la même licence (SA - Share Alike)) permettant d’avoir une palette de licences adaptée à différents usages, la licence Art Libre autorise tout tiers (personne physique ou morale), ayant accepté ses conditions, à procéder à la copie, la diffusion et la transformation d'une œuvre, comme à son exploitation gratuite ou commerciale, à condition qu'il soit toujours possible d'accéder à l'original pour le copier, le diffuser ou le transformer. La licence Art Libre est l’équivalent de la licence CC-BY-SA.
Les “General Public License” (GNU GPL) et leurs déclinaisons (GNU LGDL, GFPL et AGPL), ainsi que des licences issues des cadres universitaires (Berkeley Software Distribution ou encore la CeCILL, pour “CEA CNRS INRIA Logiciel Libre”) sont, avec la Mozilla Public License (MLP) et la licence Apache, des licences utilisées dans le domaine du logiciel. Appliquées aux (codes) logiciels elles permettent l’utilisation et la réutilisation du code source des logiciel sous cette licence, leur amélioration et leur diffusion et distribution. Pour autant, on peut retrouver les licence GNU GPL sur de la documentation qui peut être apparenté à un document écrit.
Les licences “Open-source Hardware” (ou OHL) du CERN (Centre Européen pour la Recherche Nucléaire) ou comme la TAPR Open Hardware License sont des licences libres spécifiquement dédiées au matériel. Elles permettent de donner les droits d’accès à l’information (plan de conception, dessins techniques…) qui a permis de fabriquer le matériel en question, d’en modifier le contenu et de le diffuser librement.
Tout au long de l’exposition “Fork the World” se trouve notamment des productions matérielles et immatérielles libres et ouvertes qui soient tirent partie d’un commun partagé selon des règles clairement édictées dans le cadre de licences, ou bien participent au commun selon des règles propres aux licences utilisées dans le cadre de l’exposition.
De nombreuses autres licences existent et apportent chacune une spécificité sur les droits d’usages de l’ouevre à laquelle elle s’applique et dans le contexte (juridique notamment) dans lequel elle s’applique. Ainsi, par exemple, en France, Etalab, mission en charge au gouvernement de l’ouverture et du partage des données publiques, s’est dotée d’un “Licence ouverte”, notamment compatible avec 3 autres types licences: les licences Open Government Licence (OGL) du Royaume-Uni, Open Data Commons Attribution (ODC-BY) de l'Open Knowledge Foundation et Creative Commons Attribution 2.0 (CC-BY 2.0) de Creative Commons.
Le “domaine public” n’est pas une licence à proprement mais un état d’une oeuvre en l’absence de licence ou de droit régissant son usage. La licence CC0 est la licence qui se rapproche le plus de l’état du domaine public en permettant de renoncer à autant de droit de propriété et d’usage que le permet la loi. En effet, ‘le domaine public désigne l'ensemble des œuvres de l'esprit et des connaissances dont l'usage n'est pas ou n'est plus restreint par la loi. Cela peut être par exemple :
un savoir sur lequel aucun monopole n'est accordé, comme une formule mathématique ;
une œuvre de l'esprit qui n'est pas protégée par le droit d'auteur, comme le discours d'un parlementaire ;
une œuvre de l'esprit qui n'est plus protégée par le droit d'auteur, après expiration ;
un brevet qui a expiré.
Dans les deux derniers cas, on dit alors que cette œuvre ou ce brevet est « tombé (ou entré ou élevé) dans le domaine public »’. “L'entrée dans le domaine public ne signifie pas non plus que plus aucune restriction n'existe sur l'œuvre”. (Wikipédia, Domaine public)
D’autres formes intéressantes de licences voient le jour que l’on pourrait considérer comme des “licences du commun / des communs”, plus que comme “licences libres”.La vocation de ces licences (base “CopyFair” par exemple) est d’incarner la notion de réciprocité dans un contrat qui conditionne l’usage du commun à une nécessité réciproque de contribution : ce sont les “licences à réciprocité”.
Autrement dit, au travers des licences à réciprocité, si l’usager de la production (qui est partagée dans un cadre commun) contribue réciproquement au cadre commun (par le partage libre des améliorations ou des modifications de la production par exemple) alors il n’est pas contraint de contribuer financièrement. Par contre, si la production est utilisée dans un cadre marchant avec pour vocation d’en tirer profit, sans autre contribution au commun d’où a été tirée cette production, alors des contraintes financières pour l’usage de la production s’applique. Il s’agit de protéger des productions ouvertes et libres d’éventuelles spoliations par le marché et d’instancier la réciprocité comme modèle d’interaction contractuel.
D’autres mouvements encore comme Move Commons (MC) vise à développer “un système de marqueurs pour permettre à toute initiative, collectif ou organisation non gouvernementale de déclarer simplement les principes auxquels elle adhère et de les afficher. C’est un peu le principe de Creative Commons appliqué non pas aux œuvres, mais aux projets, aux organisations et à toutes sortes d’initiatives.” (MoveCommons). A l’instar des licences, MoveCommons propos un panel de labels qui, comme Creative Commons, permettent de situer le cadre de fonctionnement d’une initiative.
Mais alors… pourquoi est-ce important d’apposer une licence si de manière naturelle toute production est régie par le droit d’auteur, les droits de propriété (brevet entre autre) ou par le domaine public ?
Rieul Techer, ingénieur, co-initiateur de la MYNE et co-producteur de DAISEE
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