Libre appropriation

Le tiers-lieu permet la rencontre d’une communauté

Mikhaïl Kalachnikov aurait préféré concevoir des machines agricoles plutôt que la mitraillette qui l’a rendu célèbre. Il a d’ailleurs conçu les plans de celle-ci dans son lit d’hôpital, lorsqu’il s’est retrouvé blessé pendant la guerre. La Russie soviétique excluant toute forme de propriété intellectuelle, il n’a jamais pu exploiter son œuvre à titre individuel. Il se disculpe d’ailleurs entièrement des conséquences de son invention. Sa responsabilité n’est pas engagée, ce sont les hommes politiques qui ont industrialisé son œuvre.

J'ai créé cette arme pour la défense des frontières de ma patrie. Ce n'est pas la faute de son constructeur si cette arme est utilisée à d'autres fins. Seuls les hommes politiques en sont coupables.

Mikhaïl kalachnikov, lettre rédigée pour excuser son absence d’un invitation à Saint-Etienne en 2005 au vernissage de l’exposition - Bang-Bang! trafic d’armes de Saint-Etienne à Sète - au Musée d’Art et d’Industrie

Projetons-nous dans la situation où une « arme miracle » de même type et de même ambivalence aurait été conçue dans un tiers-lieu. Jeu d’esprit ou anticipation car il s’agit d’un fait probable et totalement immaîtrisable. C’est d’ailleurs certainement d’ores et déjà le cas. Sous quel format et à quel moment Mikhaïl aurait-il dès lors présenté son travail à la communauté du tiers-lieu ? Sous quelle licence aurait-il partagé sa documentation ? Comment Mikhaï aurait-il argumenté, démontré, détaillé sa perspective ? Comment aurait-il rendu compréhensible, simplifié, et éventuellement transformé le point de vue de ses interlocuteurs ? Comment aurait-il intégré progressivement les diverses perspectives sur sa conception ? Le travail de Mikhaï aurait-il entraîné une appropriation collective ? Comment cela aurait-il influé sur le design de la mitraillette ? Comment Mikhaï aurait-il envisagé d’en faire l’exploitation ? La communauté du tiers-lieu aurait-elle été en désaccord avec lui ? Comment se serait-il préparé socialement et comment aurait-il réagi à possibilité d’une libre appropriation de son œuvre? Et, sachant cela et les risques qu’il pourrait encourir, quel système de contrôle aurait-il généré ? Aurait-il tenté de standardiser son usage ou son économie en fonction de critères éthiques qu’il aurait lui-même définis ? Que la communauté du tiers-lieu aurait définis avec lui ?

L’objet de ce questionnement n’est pas d’apporter une réponse mais de situer le tiers-lieu comme une configuration sociale où les choix techniques peuvent être discutés et débattus en tant qu’ils engagent la société tout entière. Comme l’histoire de Mikhaï tend à l’illustrer, la destinée de l'arme miracle ne peut dépendre uniquement du choix monopolistique d’un individu, d’un état ou d’un marché. Le tiers-lieu permet la rencontre d’une communauté. Il est en capacité de réunir des individus et des organisations qui s’estiment concernés par la controverse soulevée par l’arme miracle : hommes politiques, techniciens, experts, profanes, concepteurs, prescripteurs, opérateurs, décideurs, usagers. Il est capable de soulever des questions variées allant de l’éthique à l’économie en passant par l’électronique, l’ergonomie, l’informatique, etc. De concevoir un socle solide de compréhension du phénomène généré par les dessins de mitraillettes esquissés par Mikhaï. De modéliser les premiers services fournis par la mitraillette. De résoudre les problématiques techniques élémentaires. Et c’est en pleine conscience que la destinée de la mitraillette suivra son court. Sans qu’il puisse être prétexté que l’on ne savait pas. Que ce n’est pas de notre faute.

Antoine Burret, sociologue, co-fondateur de la POC Foundation et de Cintcom

Hack/ing/ers : aperçu(s) d'un concept indomptable

Tous les ouvrages consacrés au Hackers ou au Hacking font le même constat. Il est extrêmement difficile de trouver une définition claire de ce que hacker veut dire. On comprend dès lors la radicale impossibilité à traduire des termes qui, de toutes les manières, se sont imposés dans leur habillage sémantique habituel au sein de nombreux corpus étrangers.

En français, “bidouilleurs” “bidouille” “bidouillage” “bidouiller” seraient peut-être les moins mauvaises façon de rendre “hackers” “hacking” “hack” et “to hack” . Parce que plus ou moins confusément, nous avons appris que chercher un équivalent exacte conduirait à la perte de sens, l’usage actuel, en France comme dans de nombreux autres pays, consiste à utiliser les termes anglo-saxons. Cette paix armée dans un univers où la langue anglaise domine plus que jamais n’assure pas pour autant le consensus. Les sociologues spécialistes du domaine sont les premiers à s’opposer sur la manière de définir le hacking.

Michel Lallement. L’âge du Faire. Seuil, 2015. p 78.

Initialement, un hacker est un spécialiste informatique qui programme avec enthousiasme, et parfois même de façon addictive, en trouvant du plaisir à solutionner des problèmes complexes. Par extension, un hacker est une personne qui bricole ingénieusement et efficacement.

Michel Lallement. L’âge du Faire. Seuil, 2015. p.425.

La figure du hacker s'oppose point par point à la figure de l'ingénieur [..], là où l'ingénieur vient capturer tout ce qui fonctionne pour que tout fonctionne mieux, pour le mettre au service du système, le hacker demande "comment ça marche ?" pour en trouver les failles, mais aussi pour inventer d'autres usages, pour expérimenter. Expérimenter signifie alors : vivre ce qu'implique éthiquement telle ou telle technique. Le hacker vient arracher les techniques au système technologique pour les en libérer [..].

Comité invisible,"A nos amis", 2014

Au début des années 80, Sherry Turkle, professeur du MIT, mobilise trois critères caractéristiques selon elle du bon hack : la simplicité (l’action doit être élémentaire mais produire des effets importants), la maîtrise (l’action doit être le fruit d’une expertise techniquement sophistiquée), et enfin, l’illicéité.

Michel Lallement. L’âge du Faire. Seuil, 2015. p.78

Après les années 2000, les publications consacrées aux hackers changent progressivement d’angle d’attaque. Douglas Thomas insiste davantage par exemple sur la dimension technique du hacking. Tim Jordan, qui avait cosigné “A Sociology of Hackers” en 1998, suggère dix ans plus tard de définir le hacking comme une pratique qui crée de la différence, ou plus précisément encore, qui produit du nouveau dans le domaine des ordinateurs, des réseaux et des technologies de la communication [Tim jordan, Hacking, Cambridge, Polity Press, 2008].

Michel Lallement. L’âge du Faire. Seuil, 2015. p.79

L’approche des deux sociologues britaniques [Tim Jordan et Paul Taylor, qui cosignent un article en 1998] entend promouvoir des jeunes gens, passionnés d’informatique, toujours aux marges de la légalité. La différence, précisent-ils, entre le hacking et la criminalité tient aux valeurs qui gouvernent leurs actions. La prouesse vaut infiniment plus pour un hacker que le résultat obtenu. Un même hack perd ainsi en valeur à mesure qu’il fait l’objet de copies et de répétition.

Michel Lallement. L’âge du Faire. Seuil, 2015. p.79

La démarche de recherche au cœur des processus tiers-lieux

La recherche scientifique se caractérise par “l’ensemble des actions entreprises en vue d’améliorer et d’augmenter l’état des connaissances dans un domaine scientifique”.

La recherche technique consiste en “l'application des connaissances scientifiques pour la fabrication de nouveaux matériaux, produits ou dispositifs”.

La recherche-action peut être caractérisée comme “la recherche de l'émancipation et de l'autonomie (l'empowerment)”:

  • Il « s'agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations » - Wikipédia.

  • La mise en place d'une méthodologie différente de celle qui a cours dans les « sciences dures » : intériorité, non-déterminisme et singularités - Wikipédia.

Par ailleurs les démarches de recherche, qu’elles soient scientifiques, techniques ou action, qu’elles concernent les disciplines dites “dures” - mathématiques, physique, chimie… - ou “molles” - sociologie, politique, anthropologie… - font, pour beaucoup consciemment ou inconsciemment, partie intégrante des inspirations de pratiques d’expérimentation, de faire, d’empirisme, d’ouverture, de répétabilité, de fork…

Les pratiques de la recherche se veulent quant à elles contemporaines de l’open-source, des communs et du fork. En effet, dans une perspective de confirmation des résultats de recherche, il s’agit dans un cadre de recherche de décrire précisément les protocoles, expériences, hypothèses et résultats obtenus afin que ceux-ci puissent être reproduits et validés (ou non).

Ceci nécessite donc un démarche de documentation sourcée qui doit être à la disposition des pairs, ouverte et auditable. Si d’aventure, sur la base de ces recherches, d’autres hypothèses sont formulées et d’autres résultats émergent et orientent les axes de recherche vers d’autres horizons, alors une branche se forme (le fork). Ainsi, la démarche de recherche scientifique constitue un cadre préalable d’inspiration aux pratiques de tiers-lieux.

Rieul Techer, ingénieur, co-initiateur de la MYNE et co-producteur de DAISEE

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