Configuration sociale
Nous ne réalisions pas qu’Internet allait aussi changer profondément la nature des communautés, la manière dont elles accèdent à l’information et la digèrent. Nous sommes passés de plateformes communes pour avoir de l’information à des plateformes de plus en plus fragmentées. Et les algorithmes qui alimentent les gens en informations sur les plateformes comme Facebook, produisent de plus en plus un monde dans lequel chacun vit dans sa propre bulle d’information.
Or dans ce monde-là, l’idée même d’une action politique orientée vers l’intérêt général est presque impossible. Nous ne savons pas comment construire un espace dans lequel les gens pourraient discuter des mêmes questions politiques, à partir d’un cadre commun et d’une compréhension partagée des faits. Aujourd’hui, nous avons toutes les raisons de nous inquiéter de la manière dont Internet nourrit la polarisation et une moindre compréhension des problèmes communs, à cause des algorithmes et de l’architecture du réseau.
Lawrence Lessig, La segmentation du monde que provoque Internet est dévastatrice pour la démocratie, article paru dans France Culture le 22 décembre 2016.
Le tiers-lieu, laboratoire de gouvernance
Rejouer le pouvoir
Des hackerspaces de San Francisco au makerspace stéphanois, les communautés intentionnelles qui se constituent autour des tiers-lieux rejouent les règles du pouvoir, la distribution de la parole, les modalités de prise de décision. Le spectre des régimes de gouvernance est aussi large que les typologies de lieux sont variées.
Du modèle du bazar formulé par Éric Raymond aux sept principes de Joreen Freeman, destinés à structurer les organisations pour éviter leurs dysfonctionnements, le tiers-lieu rejoue les principes, les valeurs et les objectifs qui confèrent son unité au groupe. Qu’il soit héritier d’une tradition anarchiste où le consensus est règle absolue, lieu d’expérimentation de la démocratie directe, ou configuration où s’écrit un code social, le tiers-lieu renoue avec les corps, avec les gestes, avec les actes. L’agir devient souvent motif de redistribution du pouvoir. La doocratie, principe de gouvernance qui donne l'avantage à l'action, permet d'encourager la prise d'initiative, et le concret plutôt que la discussion.
Rejouer le conflit
Le tiers-lieu est l’espace où l’individu renoue avec la présence de l’autre, avec l’altérité, la différence, le conflit. En cela, il est peut-être une des configurations qui rendent (encore) possible l’expérience politique et démocratique, dans un monde segmenté où les plateformes numériques et les algorithmes nous ont, un peu plus, enfermés dans un village global au sein duquel notre entourage nous ressemble, étrangement.
Redistribuer le pouvoir
Dans les tiers-lieux, des individus s’emparent de “la question du rapport à l’usager et des compétences techniques nécessaires pour embrayer de véritables processus de participation citoyenne et d’encapacitation au sein d’écologies technologiques et infrastructurelles particulières.” En mettant en place des réseaux de télécommunications décentralisés et autonomes, participatifs et engageants, ces individus donnent à réfléchir à un “horizon politique plus enclin au partage, à une nouvelle façon de penser la circulation des idées, des biens et de la vie en communauté.” Et finalement, à une autre gouvernementalité possible.
Sylvia Fredriksson, Designer-chercheur, Pôle recherche de la Cité du Design.
Le tiers-lieu, lieu de la pluralité
Le tiers-lieu est le lieu de la pluralité, de l’hybridation des marges technologiques et sociales. Il est l’espace de l’alliance des populations considérées comme hors-normes ou jetables, qui ne rentrent plus dans le champ couvert par le concept travail réduit à son expression la plus minimaliste : l'emploi comptabilisé par les statistiques nationales, les cases de Pôle Emploi, de l'INSEE ou du Bureau International du Travail. Il est l’espace de l’alliance de ceux qui construisent des éléments de bifurcation à l’intérieur du système et portent en actes une critique radicale au profit de nouveaux modèles de vie.
Au mythe de l’emploi, le tiers-lieu oppose des présences : concierge, fabmanager, veilleuse, jardinier, usager, initiateur, modérateur, développeur. Car pousser la porte du tiers-lieu, c’est mettre le pied en terrain neutre, et laisser au dehors les conventions, les statuts, les origines sociales, les diplômes, les responsabilités et les rapports de pouvoir tels qu’ils se jouent au quotidien.
Les interactions qui se tissent à l’intérieur du tiers-lieu s’établissent en fonction des actes et des compétences partagées. Les positions de chacun s’articulent. Le tiers-lieu ne présume ni ne produit exactement une identité collective, mais un ensemble relations dynamiques et habilitantes. Il est, dans l’action collective, l’espace de l’apparaître, au sens définit par Hannah Arendt. C’est-à-dire l’espace “où j’apparais aux autres et où les autres m’apparaissent”, au travers des fonctions existantes ou à encore à circonscrire.
Il est cet espace nécessaire au politique, il est l’espace qui fait advenir le politique.
Sylvia Fredriksson, Designer-chercheur, Pôle recherche de la Cité du Design.
Les tiers-lieux ont une fonction politique
Le point commun de tous les Tiers-Lieux qui se sont constitués en France depuis 2010 est sans nul doute la notion d’urgence. Celle de l’emploi au sens salarial mais aussi et surtout au sens des nouveaux business poussés par la consommation et l’économie collaborative. [...]
Pôle Emploi est le 1er financeur de startups en France du fait que la majorité des porteurs de projets les mènent en bénéficiant de l’indemnité chômage ou du RSA… Les millions dépensés dans l’économie numérique sont aussi virtuels pour les startupers que ne l’est aujourd’hui Pôle Emploi vis-à-vis de la recherche d’emploi pour les enfants du numérique. [...]
Les tiers lieux ont une fonction politique. L’ensemble de la population peut s’y croiser de manière improvisée, y confronter des idées et promouvoir des valeurs. Ils encouragent ainsi un esprit démocratique en alimentant un sentiment identitaire et régénère des rites sociaux. [...]
Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de modèles économiques aux tiers lieux puisqu’il sont dans l’usage une charge de production et en aucun cas un modèle de revenu ! On se sert du tiers lieux, on intègre / utilise ses ressources (patrimoines communs) pour réaliser des prestations que l’on va facturer à ses clients… le financement du tiers lieux est donc assuré avant tout par les projets qui sont réalisés dans / avec / par le tiers lieux.
Yoann Duriaux, super concierge (Movilab) et Antoine Burret, sociologue
Recherche-Action (en cours) sur Movilab : Généralement + Saint-Etienne
Le tiers-lieu, vivez-le vous-même !
Je n'ai pas de définition à offrir pour un tiers-lieu, et ce que ça représente de créer et de chérir les communautés qui en font bien plus que des lieux. J'ai des bouts de vie.
Un tiers-lieu, c'est passer cinq heures à vider des norias de seaux d'eau qui se remplissent à raison de deux litres par minute, pour sauver une armoire serveur d'un dégât des eaux. Parce que pas de WiFi, pas de choco - pas de tiers-lieu. C'est se coucher à 2h du mat' parce que tu fais la fête pour célébrer la création du spectacle de ton coworker, spectacle qu'il a répété pendant un mois dans ton espace. C'est aussi se lever à 6h le même jour quand même, parce que le lieu ne va pas s'ouvrir tout seul.
Et ça, c'était simplement la semaine dernière, dans mon tiers-lieu. Je dis "mon", parce que ce commun co-construit, il est aussi à moi, et j'y tiens donc férocement. Faudrait pas trop jouer à me l'enlever, juste comme ça, pour déconner. On y travaille, dur, on y construit des amitiés solides, on y rit, on y râle sur un client ou sur ma mère (mais pas trop. On avait dit "pas les mamans"). On y vit.
C'est beaucoup d'empathie, d'amour et de confiance pour, en des gens exceptionnels, ou parfois simplement des humains très banalement normaux, et ça nous fait faire des trucs un peu fous, comme dormir trop peu. Mais qu'est-ce que c'est bon d'être vivant, au cœur des œuvres vives de cette étrange société peut-être en train de mourir. Mais nous, nos communautés, on est bien vivants, debouts. Trop ? Un peu trop parfois, faut croire. Ça peut faire peur aux bétonneurs et aux politiciens d'opérette. /Foert/.
J'abandonne. Ça ne se décrit pas un tiers-lieu. Vivez-le vous-même, en bas de chez vous, avec les bons autres.
Yann ‘Shalf’ Heurtaux (10 février 2016)
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